Le Fluid Piano (Piano fluide) est un instrument conçu au début du XXIe siècle par le musicien anglais Geoffrey Smith (né en 1961, à ne pas confondre avec le compositeur du même nom). Le principe de fonctionnement de cet instrument est aussi simple qu’utile : sur chaque corde (ou plus exactement, chaque chœur de deux cordes correspondant à une même note) se trouve une glissière que l’instrumentiste peut manipuler afin de corriger la hauteur, que ce soit pour accorder l’instrument a priori dans le tempérament de son choix ou pour donner des effets de glissando micro-intervallique pendant l’inteprétation d’une musique.
S’il évoque effectivement le piano à queue, de par son aspect, sa structure, son clavier, et son mécanisme de cordes frappées, cet instrument acoustique (d’une facture manifestement très soignée) s’en éloigne pourtant à plus d’un titre : sa tessiture plus restreinte (deux octaves en moins), ses cordes doublées sur toute l’étendue (et non triplées dans l’aigu ou simples dans le grave, comme sur un piano), ses deux pédales de tenue (gauche et droite) gouvernant chacune une moitié des cordes, marteaux à simple échappement (et non double), d’une forme particulière (ils sont d’ailleurs échangeables individuellement)... On le voit, la différence avec le piano s’étend au-delà de l’ajout des glissières d’accord, et l’on aurait tort de s’imaginer avoir affaire à un piano habituel sur lequel le tempérament aurait été rendu aisément ajustable. (Cette dernière modification, elle-même, n’est pas sans affecter l’instrument au-delà de sa seule justesse : en effet, rendre ce mécanisme utilisable nécessite de réduire considérablement la tension des cordes -- ainsi, toutes les notes trop aigues sont exclues ; de plus, le cadre est en bois et non en fonte, ce qui permet de diviser par deux le poids de l’instrument.)
Au final, l’on se retrouve donc avec un instrument manifestement bien moins puissant que le piano, et qui fait l’impasse sur plusieurs innovations de la première moitié du XIXe siècle (doublé échappement, cadre en fonte) pour se rapprocher davantage du pianoforte voire du clavicorde. Autant dire que cette "révolution" (au sens premier du terme, puisque d’une certaine façon la boucle est bouclée) nécessite de se défaire de la conception commune du piano que nous avons héritée de ces deux derniers siècles.
Non que cet instrument, pour mal nommé qu’il soit, ne présente pas en lui-même un potentiel d’expressivité musicale considérable et inégalable. C’est à raison que Geoffrey Smith insiste sur le fait que cet instrument de son invention permet (enfin) d’interpréter des musiques non-occidentales dans des tempéraments qui leur conviennent, (maigre) revanche sur le rôle de rouleau compresseur d’acculturation colonialiste qu’a joué le piano depuis deux siècles. Et de fait, toutes les démonstrations proposées à ce jour sont d’inspiration hindoue ou carnatique -- et, pour ce que l’on peut en entendre, d’une couleur brumeuse et éthérée, jolie quoique peu variée.
Plutôt que de se contenter de jouer la carte du dépaysement (qui, au-delà d’un intérêt somme toute anecdotique, ne pourra manquer de s’épuiser), il reste donc à imaginer un répertoire propre à cet instrument. Et à en assurer une diffusion suffisamment large : pour l’heure, l’atelier britannique de G. Smith est le seul fabriquant existant, et dispose d’un brevet lui garantissant l’exclusivité sur son instrument, au péril peut-être de sa pérennisation. Difficile de révolutionner la musique avec un piano dont il n’existe que quelques copies au monde -- fluides ou non.
En 1966 voit le jour la série télévisée Star Trek, qui laissera une empreinte durable sur l’imaginaire et la vie culturelle des cinq décennies suivantes (et au-delà, sans nul doute). Si d’innombrables commentaires ont été faits quant à l’univers (pour une fois, le terme n’est pas entièrement inapproprié) de la série, ses arrières-plans philosophiques, scientifiques et linguistiques, un aspect mérite d’être souligné ici : l’omniprésence d’éléments musicaux surprenants et marquants.
Tout d’abord, il est frappant de constater combien les personnages de Star Trek (tant dans la série d’origine que dans les séries et films suivants, à l’exception des plus récents) ont de propension à chanter et jouer de la musique sous divers prétextes (c’est même un ressort narratif dans le film Star Trek: Insurrection). Des dizaines d’œuvres et chansons ont été jouées par les personnages à ce jour, et cette discussion sur Reddit fait le point sur les diverses compétences instrumentales des personnages majeurs : Riker et son trombone, Data au violon, Nella Daren et Seven of Nine au piano (mais aussi Spock), Uhura à l’épinette, Harry Kim à la clarinette, etc. De nombreux compositeurs sont mentionnés, et certains font même une apparition (Beethoven et surtout Brahms, qui donne même son nom à un personnage).
Au répertoire musical connu s’ajoute tout un corpus musical fictionnel : ainsi par exemple des opéras klingons, évoqués régulièrement par des personnages. Cette tradition musicale s’est d’ailleurs vue concrétisée sur Terre au XXIe siècle, lorsqu’un groupe de hollandais a effectivement créé un véritable opéra Klingon, en 2010 (en voici un extrait).
De même, outre les instruments de musique connus, Star Trek donne naissance à tout un instrumentarium spécifique, d’au moins une trentaine de spécimens divers, de la harpe vulcaine de Spock (pour laquelle nous disposons de plans détaillés) à la flûte acquise par Picard dans le village de Ressik où il vit une existence entière et fonde une famille, avant de tout perdre en un instant -- ce qui donne lieu à un moment mémorable de la série.
De surcroît, beaucoup d’acteurs de Star Trek sont eux-même mélomanes : tant Leonard Nimoy que William Shatner ont entrepris de se lancer dans la chanson (avec un bonheur discutable pour ce dernier) ; Jonathan Frakes a réellement joué du trombone dans sa jeunesse, et Brent Spiner est un habitué de Broadway.
Enfin, l’accompagnement musical de la série et des films subséquents, mérite qu’on s’y attarde. Différents thèmes musicaux ont été réalisés par de nombreux compositeurs pour les génériques et musiques d’arrière-plan ; le thème d’origine est dû à Alexander Courage et a donné lieu à de nombreuses anecdotes intéressantes :
- le compositeur déclara s’être inspiré d’une chanson des années 1930.
- le texte parlé sur l’introduction est lui-même inspiré d’une brochure du gouvernement américain encourageant à l’exploration spatiale.
- les «wooosh» faits par le vaisseau spatial montré à l’image sont des bruitages ajoutés à la musique par Courage lui-même, qui les produisit avec sa bouche.
- le créateur de la série, Gene Rodenberry, écrivit des paroles pour ce thème musical, non pour qu’elles soient chantées mais simplement pour s’arroger la moitié des droits de diffusion.
- même si le thérémine est devenu une sonorité emblématique de la série, le thème original n’est pas joué par un instrument électronique mais par une vocalise de soprano (Loulie Jean Norman), mêlée à un son de flûte et d’orgue. (Le mixage était à l’origine égal et difficilement identifiable, mais Rodenberry insista pour en faire un véritable solo de soprano.)
Le matériau thématique et timbrique de Star Trek s’élargit en 1979 avec le premier long-métrage consacré à ces personnages. Confiée à Jerry Goldsmith, la musique sera terminée dans l’urgence (la dernière séance d’enregistrement se termine à deux heures du matin cinq jours avant la sortie du film), et fait intervenir un thème d’inspiration plus nettement hollywoodienne (Star Wars est sorti quelques mois auparavant et John Williams est à son pinnacle), qui servira plus tard non seulement à la lignée de longs-métrages mais aussi à la nouvelle série télévisée Star Trek: The Next Generation.
Ce premier film surprend par son sérieux et sa lenteur, qui -- lorsqu’elle ne s’empêtre pas dans les lourdeurs du treknobabble -- atteint à des aspects presque contemplatifs. Sous l’influence de Goldsmith et du réalisateur Robert Wise (à qui l’on doit, presque trente ans plus tôt, Le Jour où la Terre s’arrêta, qui fit date dans l’histoire de la musique de film et de la science-fiction), la partition donne tout leur sens à de longues séquences d’images hallucinées, quasi-abstraites. On peut notamment y entendre un instrument unique : le Blaster Beam.
Cet instrument électronique de taille impressionnante (5 à 6 mètres) a été découvert et popularisé au début des années 1970 par le jeune musicien Craig Huxley qui venait lui-même de renoncer à une carrière d’acteur (enfant, il était d’ailleurs apparu dans... la série Star Trek). Mettant en œuvre une série de cordes tendues sous un panneau d’acier (plus tard remplacé par de l’aluminium), cet instrument produit du son par percussion ou vibrations diverses (on peut utiliser aussi bien un archet qu’une masse, et allonger ou réduire la zone de vibration), le son étant ensuite capté par une série de pickups électro-magnétiques. Le timbre résultant est grave, profond et riche, à la fois violent et grandiose ; parfaitement adapté à des mondes intersidéraux où se fondent musique et effets sonores. De fait, le Blaster Beam restera l’apanage de ce type d’écriture... jusqu’au début des années 1990, où il acquiert une réputation nouvelle et inattendue : en effet, naît sur Usenet une légende urbaine, selon laquelle cet instrument procurerait au public féminin des sensations, comment dire, particulièrement plaisantes. Where no man has gone before?
Pourquoi l’avancée de la technologie semble-t-elle donner systématiquement lieu à des traductions approximatives, impropres et paresseuses ? Là où, jadis, l’on réfléchissait soigneusement à la dénomination des nouvelles inventions (ce qui a engendré d’authentiques réussites de la langue française telles que ordinateur, logiciel, numérique ou plus récemment courriel grâce au Québec), il faut se contenter depuis les années 1990 de l’abrutissement qui a conduit à traduire Start button par «Menu Démarrer», Favorites par «Favoris», at par «arobase», object-oriented par «orienté objet», social network par «réseau social». Fleurissent ainsi des mots que la langue française aurait, ô combien, préféré oublier («innovation», «obsolète», «paradigme», «entreprenariat»), des constructions atroces («vivre»+COD, «solutions»+épithète) -- quand on ne se contente pas de récupérer tout bonnement les buzzwords de langue anglaise : digital natives, cloud computing, business model, crowdsourcing et ainsi de suite.
L’un des sommets les plus navrants de cette mode est atteint par l’emploi abusif du mot smart, stupidement traduit par «intelligent» et que l’on applique à à peu près tout et n’importe quoi : téléphones, maisons, villes, rues, voitures, voitures, portes, vêtements, appareils électroménagers et ustensiles culinaires... S’y adjoint d’ailleurs aisément un qualificatif au choix parmi : «connecté», «augmenté», «amélioré», «positif», «intuitif», «proactif», «performant».
Donc évidemment, il fallait en venir là : les instruments de musique intelligents.
Le projet Smart Instruments (à prononcer à l’anglaise) est -- évidemment -- un projet de l’Ircam, dirigé par le chercheur et acousticien Adrien Mamou-Mani (il y est collègue, notamment, de notre propre oumupien Moreno Andreatta). Il s’agit de capter le son d’un instrument (par exemple au moyen d’une cellule piezo-électrique), de le traiter en temps réel, puis de se servir d’un transducteur (actionneur/résonateur) pour faire vibrer le corps de l’instrument. En ce sens, il s’agit d’électro-acoustique en temps réel, une démarche assez classique pour l’Ircam ; la véritable originalité (même si des expériences préalables en ce sens remontent à deux ou trois décennies) réside dans le dispositif d’émission du son : ici confondu avec la table d’harmonie, le son artificiel se combine avec le timbre de l’instrument, s’y ajoute ou s’y soustrait.
L’idée est évidemment très intéressante et offre effectivement (en tout cas aux compositeurs et interprètes ne craignant pas d’être tributaires d’une médiation technologique) des possibilités acoustiques et instrumentales pouvant déboucher sur des gestes expressifs nouveaux -- si tant est que ce dispositif puisse être utilisé avec suffisamment de liberté, nonobstant le brevet déposé par ses inventeurs et, plus généralement, la propension de l’Ircam à faire de ses outils une exploitation commerciale éhontée.
Ce qui surprend davantage, c’est l’emballage discursif, lexical et promotionnel de ces dispositifs ; particulièrement apparent dans ce reportage (vidéo) réalisé par le Journal du CNRS, qui chante glorieusement l’avènement d’une «révolution musicale» et d’une nouvelle ère : «Le Temps des instruments augmentés». La couverture presse est à l’avenant : «instruments pour le futur», «univers de réalité augmentée», etc.
En fin de compte, les Smart Instruments ne sont pas seulement une idée acoustique intéressante et élégamment réalisée, mais aussi un signe des temps : de notre société dans laquelle chercheurs et musiciens semblent condamnés à parler la langue de l’«entreprenariat innovant», celle du marketing et des startupeurs.
C’est en 2000 que le compositeur Tán Dùn (né en 1957) accède au rang de superstar internationale, en signant la partition du film hong-kongais Tigre et Dragon, interprétée au violoncelle principal par -- autre superstar s’il en est -- Yo Yo Ma. (De fait, le violoncelle semble être un instrument de prédilection pour Tan Dun, que ce soit en écriture soliste ou sous forme concertante.)
Bien qu’originaire d’un village chinois, Tan Dun est marqué par la musique savante occidentale : il se décrit comme «esclave de Beethoven», et a bénéficié de son lien fortuit avec John Cage -- marchant en cela sur les traces d’un autre compositeur d’extrême-Orient, Toru Takemitsu (1930-1996), et dont Tan semble d’ailleurs avoir hérité de nombreux traits stylistiques. C’est là toute l’ambigüité de son discours musical, qui joue abondamment la carte «couleur locale» mais toujours sous-tendu par des formes, instrumentations et harmonies ordinairement occidentales. Les gammes pentatoniques abondent mais restent toujours explicitement polarisées, le discours reste sous-tendu par des cycles de quinte, les glissandos, vibratos et modes de jeu microtonaux ou détimbrés restent ancrés par un accompagnement toujours néo-tonal.
De cette dichotomie pourrait résulter une tension expressive et novatrice (comme, chez Bartók, puis Ligeti, la collision entre recherche musicale savante et patrimoine traditionnel) : Tan Dun, cependant, semble préférer une écriture conciliante, peu dirigiste d’un point de vue rythmique et structurel, où tout finit par se fondre dans une même couleur inoffensive, plaisante quoique délavée -- comme l’assume explicitement le titre de son recueil pour piano seul Huit souvenirs en aquarelle. On n’est pas loin de la musique dite easy listening ; et de fait, l’innocuité vaguement exotique de Tan Dun n’a certainement pas été sans favoriser sa légitimation mainstream, de musiques de films en opérations publicitaires.
Tan Dun revendique cependant une profondeur spirituelle (notamment taoïste) et une dimension symbolique dans sa musique. L’imaginaire de la nature, et en particulier des éléments (l’eau et le feu,rejoints plus récemments par la pierre et la céramique), marque son écriture si l’on en juge par les intitulés de ses pièces : Mort et feu, Accouplement du feu et de l’eau pour violoncelle seul, Le Feu (concerto pour piano), etc. Là encore, l’on peut y voir la trace d’une influence de Takemitsu, chez qui la poétique de l’eau est une idée prédominante.
C’est d’ailleurs avec une pièce en hommage à Takemitsu (Water concerto, 1998) que Tan Dun s’engage dans une démarche originale qui renouvelle en partie ses propositions musicales et instrumentales : intégrer dans la musique même les sons naturels des éléments qui l’inspirent : en l’occurrence, un concerto (concert-eau ?) pour percussions aquatiques, bols de diverses tailles remplis d’eau, tambours d’eau et Waterphone. De cette tentative découleront (c’est le cas de le dire) de nombreuses autres pièces, dont une Passion d’eau se référant à Bach et une Messe d’eau, musique d’eau (ah ah) et autres cadences d’eau.
Quelques années plus tard, Tan Dun change de matériau avec un Concerto pour papier assez réussi, et plus tard des pièces pour percussions de pierre, et un Concerto de la Terre (référence à Mahler) pour percussions de céramique. Un parcours radical, souvent intéressant musicalement et, à tout le moins, remarquablement cohérent (il lui reste encore, toutefois, à utiliser des instruments véritablement en feu)... Dès 2003 d’ailleurs, son opéra sur le thé était déjà, à ce titre, programmatique : le premier acte s’intitule «Eau et feu», le deuxième, «Papier» et le troisième «Céramiques et pierres».
(L’on peut notamment se reporter à deux articles en français consacrés à Tan Dun par le blog «Chercheurs de son», sur lequel nous serons amenés à revenir prochainement : Water Drums et Paper concerto.) Notons également, en 2008, une pièce dont le titre, Organic music, servira finalement à désigner sa démarche toute entière.
Il convient peut-être de s’arrêter un instant sur ce terme, qui entend désigner la musique faite au moyen d’instruments «naturels». Tan Dun prétend ainsi rejoindre des traditions musicales ancestrales -- et l’on retrouve ainsi l’argument de «couleur locale» évoqué ci-dessus ; de fait, la musique "organique" pourrait légitimement inclure les lithophones préhistoriques et les conques que nous avons pu voir passer sur ce site. Se trouve ainsi délimitée, en creux, une musique non-naturelle, artificielle, qui serait constituée de tout le reste -- de même que les musiques dites (grrrr) «actuelles» se divisent couramment entre musiques amplifiées et acoustiques. De fait, le mot anglais organic sert également à désigner ce que nous appellerions en français, l’alimentation «bio».
L’on voit alors apparaître un idéologème bien connu et doublement trompeur. Tout d’abord parce que l’objet artistique même que constitue la création musicale, en tant qu’agencement savant de sons (quelle que soit leur origine) est ontologiquement et irréductiblement un objet conceptualisé et artificiel -- de même que la notion de «paysage», comme l’ont compris les peintres depuis la Renaissance. Ensuite parce que, là où la lutherie a pris soin, au fil des siècles, de mettre en valeur et de faire résonner des vibrations d’origine parfaitement «naturelle» (cordes, table d’harmonie, peaux tendues), le retour à des «instruments» faits de matériaux bruts ne peut exister QUE grâce à l’emploi d’un dispositif d’amplification faisant appel à la technologie dernier cri. La médiation artificielle et non-naturelle est toujours là, ô combien : elle est simplement moins visible.
L’aspect déhistoricisant et superficiel de cette démarche n’ôte rien, du reste, à la qualité de la musique et à la beauté du geste expressif, que l’on reste libre d’apprécier sans en être dupe. Du reste, peut-être faudrait-il également s’interroger sur le succès de ce discours musical dans «nos» sociétés occidentales : au-delà des qualités intrinsèques évidentes de cette écriture et du savoir-faire indéniable de Tan, ne compte-t-il pas sur notre propre superficialité et notre goût du pittoresque ? Tout mélomane n’a peut-être, au fond, que les compositeurs qu’il mérite...
Mise en ligne le 29 février 2016 (au moment où nous écrivons ces mots une semaine plus tard, elle atteint déjà les 10 millions de vues), cette vidéo montre une machine construite par le musicien suédois Martin Molin, du groupe Wintergatan.
Au-delà de l’aspect séduisant (et illusoire) de ce clip évidemment abondamment retouché en montage et post-production, la prouesse technique ici réalisée est indéniable, et l’on sera peut-être encore plus admiratif devant les nombreuses vidéos explicatives montrant la qualité et l’ingéniosité du travail de conception et de confection de la machine.
Le tromboniste de jazz Steve Turre s’est fait connaître par sa spécialisation dans la pratique d’un instrument bien particulier : la conque.
Curieuse sonorité que celle de cet instrument à vent immémorial, au timbre et à la tessiture variant évidemment grandement d’un spécimen à l’autre. À mi-chemin entre une flûte détimbrée et certains cuivres anciens (le cornet à bouquin, par exemple), ce son empreint de souffle apporte une chaleur peu répandue dans l’organologie moderne -- et cependant, étonnamment juste entre les mains d’un exécutant expérimenté.
L’album Sanctified Shells a été mis en ligne par Steve Turre sur Youtube mais censuré par l’industrie discographique. L’on doit donc se contenter de captations fragmentaires, telle cette version du standard All Blues enregistrée en 2001.
À la fin du XVe siècle, Léonard de Vinci dessine dans son Codex Atlanticus cet instrument de musique à clavier, dont les cordes seraient mises en mouvement par le frottement d’une courroie (tenant lieu d’archet ou de roue). Une idée similaire ne sera que vaguement explorée par quelques facteurs des siècles suivants (notamment sous le nom allemand de Geigenwerk) ; l’instrument imaginé par Vinci, quant à lui, restera à l’état d’ébauche.
C’est en 2013 que Sławomir Zubrzycki, un facteur polonais, fabrique et présente une Viola Organista directement inspirée de Vinci. L’idée est belle et sa réalisation, incontestablement, magnifique.
L’instrument semble en parfaite adéquation avec certaines musiques de son époque ; en revanche, quelques extraits ou son concepteur (actuel) interprète du répertoire du XVIIIe siècle, suffisent à en montrer les limites. Manquant cruellement d’attaque et d’étendue de nuances, l’instrument peine à fournir une variété de jeux et d’articulation -- l’on comprend ainsi sans peine combien de ressources le clavecin puis, plus encore, le piano, tirent de l’aspect percussif de leur jeu. À ce titre, la Viola Organista se rapproche plus de l’harmonium, et reste de ce fait condamnée à une expressivité très limitée.
Curieux personnage que David Teie. Ce musicien américain accompli, chanteur, brillant violoncelliste (aussi bien en orchestre qu’en soliste), s’est aussi essayé à la composition (il est l’auteur de plusieurs pièces symphoniques et concertos, après avoir étudié notamment avec Corigliano), et a même pris part à des concerts de rock (avec Metallica puis Echobrain)... avant de s’improviser chercheur dans un domaine jusqu’alors totalement ignoré par la science : l’influence de la musique sur les différentes espèces animales.
L’hypothèse de Teie est simple, mais touche à l’essence même de la musique : selon lui, ce qui rend un stimulus auditif agréable à écouter, résulte, d’une part, de l’adéquation de ce son à l’appareil auditif propre à l’auditeur, d’autre part au souvenir, même inconscient, de sons entendus au tout début de son existence. Ainsi, les perceptions intra-utérines façonneraient le style de musique préféré chez l’être humain : instruments reproduisant les fréquences proches de la voix parlée (notamment la voix maternelle), tempo se rapprochant de la vitesse des battements cardiaques entendus par le fœtus, etc.
Il deviendrait alors possible, postule Teie, d’élaborer à partir de ces deux préceptes un langage musical adapté à d’autres espèces animales. Ce sera l’objet d’une première étude réalisée en 2010 avec le spécialiste des singes tamarins Charles Snowdon. Pour s’adresser à un public plus large, Teie se tourne ensuite vers des animaux plus familiers : les chats. Outre son approche scientifique (qui fait l’objet d’une nouvelle publication par la société d’éthologie appliquée), Teie cherche maintenant à commercialiser sa musique avec son site Web Music for Cats, une impeccable vidéo promotionnelle, impliquant très intelligemment quelques chats déjà rendus célèbres sur YouTube, et une campagne d’appel aux dons qui a récolté les vingt mille dollars escomptés en deux jours seulement, et a même dépassé deux cent quarante mille dollars en un mois.
À quoi ressemblent ces objets musicaux ? Tout d’abord, il faut noter que c’est bien de musique que nous devons parler : avec beaucoup de clairvoyance, Teie a compris qu’il s’adressait aussi (voire avant tout) aux humains se trouvant en compagnie de félins. (Exactement comme les "psys" spécialisés pour animaux s’intéressent en réalité souvent à la relation entre l’animal et son maître -- et l’on peut d’ailleurs constater que David Teie fait l’objet des mêmes moqueries que ces psycho-éthologues comportementaliste.)
À ce titre, il sous-tend son discours de couleurs harmoniques assez riches et renouvelées (dans une temporalité très étirée qui évoque les compositeurs américains dans le sillage de Feldman), et le parsème de quelques interventions mélodiques instrumentales manifestement destinées à une oreille humaine. La partie plus spécifiquement féline (qui s’intègre de façon organique et assez réussie avec le reste du discouts) repose sur des textures sonores (synthétiques) évoquant divers bruits naturels : ronronnement, chants d’oiseaux. Au-delà de son succès commercial et médiatique, l’ensemble est plaisant (y compris, semble-t-il, pour les chats) et donne l’impression d’avoir été élaboré avec beaucoup de soin et d’honnêteté -- même si le sérieux de la démarche et de son assise scientifique, reste à établir.
À travers cette musique étonnante et, d’une certaine façon, envoûtante, David Teie propose de réexaminer, même d’une façon peut-être ici idéaliste ou naïve, simpliste ou maladroite, la musique dans son état le plus élémentaire : celui de phénomène sonore et de perception psycho-acoustique. Grâce au choix d’une musique pour les chats, il invite aussi à retrouver la musique en tant qu’objet de partage et de lien affectif. Une démarche attachante... et peut-être plus profonde qu’il n’y paraît ?