Le sifflement est un mode de communication méconnu mais particulièrement intéressant, utilisé par les habitants de certains villages un peu partout dans le monde (particulièrement dans les espaces montagneux, où il était nécessaire de pouvoir transmettre des messages d’un versant à l’autre d’une même vallée avant l’avènement des communications électroniques). Le site Le Monde siffle, animé par le chercheur français Julien Meyer (auteur d’une monographie et de nombreuses publications sur le sujet), recense plus de 60 langues sifflées sur tous les continents ; l’on peut également se référer à la page Wikipédia anglophone, quoique moins complète.
Si les langues sifflées sont connues et répertoriées depuis le XVe siècle au moins, ce n’est qu’au XXe siècle qu’elles commencent à être étudiées : une première description de l’anthropologue Joseph Lajard sur «le langage sifflé des Canaries» en 1891 sera suivie par les travaux de Georges Cowan sur les indiens mazatèques du Mexique en 1948, auxquels s’ajouteront d’autres descriptions des indiens Kickapoo en 1954 et 1968 (cette tribu située entre le Texas et le Mexique ayant la particularité d’utiliser parfois des flûtes en plus du sifflement).
En Europe, les études essentielles sont surtout celles, à partir des années 1960, de René-Guy Busnel sur les Pyrénées puis la Turquie. Les langues sifflées font, depuis lors, le bonheur des linguistes puis des psycho-acousticiens et des neurosciences cognitives (la compréhension d’une langue sifflée mettant en jeu différemment ou non le rapport asymétrique entre les deux hémisphères du cerveau). Malheureusement, cette époque est également celle qui voit disparaître beaucoup de ces langues, sous l’effet cumulé de l’exode rural et de la révolution des télécommunications ; ainsi, la seule langue sifflée de France (ici et ici en vidéo), à Aas dans le Béarn, est aujourd’hui perdue ; celle du village d’Antia sur l’île d’Eubée en Grèce semble condamnée, et l’Unesco a été conduite à protéger en 2009 celle de l’île de Gomera, dans les Canaries, afin qu’elle ne connaisse pas le même sort.
Ce dernier cas, le Silbo de la Gomera, est certainement le plus étudié. Comme toutes les langues sifflées non-tonales, il ne s’agit pas d’une langue à proprement parler (pourvue d’un vocabulaire et d’une syntaxe propres) mais d’une façon de prononcer le langage oral existant (en l’occurrence, l’espagnol), une transphonation pourrait-on dire, ou plus exactement une trans-tonation dans la mesure où les sons-voyelles sont restitués plus aisément (en reproduisant leur deuxième formant) que les sons-consonnes, traduits par des interruptions et accentuations dans le dessin mélodique. De fait, même l’auditeur inexpérimenté peut reconnaître, au bout d’un moment, certaines inflexions de la langue-souche (l’espagnol dans le cas du silbo), pour peu que l’on juxtapose la version orale et la version sifflée. (De ce fait, l’auditeur reconstruit a posteriori les mots employés et le sens du discours, tout comme dans l’expérience Sine-Wave Speech consistant à transformer de la voix parlée en ondes sinusoïdales.) L’on peut donc décrire ce procédé comme une "parole musicale" (musical speech), ou comme un "substitut de parole" (speech surrogate), tout comme il en existe d’autres mettant en œuvre des instruments (flûtes, luths ou tambours) et sur lesquels nous serons amenés à revenir un jour prochain.
Il en résulte un objet musical étonnant et d’une grande beauté, qui n’est pas sans évoquer certains chants d’oiseaux -- même si les langues sifflées ne cherchent pas, historiquement, à imiter les oiseaux mais semblent chacune avoir été inventées de façon entièrement autonome (et assez récemment : certaines n’existeraient que depuis le début du XXe siècle) à partir des sifflements utilisés par les bergers pour rassembler leurs troupeaux.
Plusieurs régions du Mexique gardent des traces de langues sifflées tonales, plus complexes et ne correspondant pas forcément à un langage parlé (et dont la pratique est souvent réservée aux hommes) ; un documentaire américain en présente quelques exemples. Le sifflement joue également un rôle dans la culture traditionnelle Hmong, où il est employé pour séduire (mais où une superstition interdit par ailleurs de siffler la nuit).
Une forme particulière -- et beaucoup plus ancienne -- de langue sifflée, est à trouver dans le sifflement transcendental utilisé par les moines chinois depuis au moins le XIe siècle avant l’Ère Commune, et sous diverses formes successives tout au long du premier millénaire de l’Ère Commune. Cette tradition ésotérique quoiqu’abondamment documentée trouve ses racines dans les fondements même du taoïsme, où le souffle est un élément symbolique majeur reliant l’homme à la nature. (Ou quelque chose comme ça.)
L’usage purement musical du sifflement est connu et répandu, à la fois emblème kitsch (cette émission de 1984 en est un meme exemplaire) et gimmick inusable : comme le remarque un listicle de 2011, de nombreuses chansons à la mode incluent une ritournelle simplement sifflotée. Cette pratique s’étend notamment à la France (ce beau Pays Libre™ où l’on peut, par ailleurs, avoir la joie de se faire défoncer pour avoir sifflé l’Internationale, ou pour avoir sifflé pendant la Marseillaise).
L’on n’y connaît guère, cependant, la «flûte de mains» (hand flute) consistant à disposer ses mains devant la bouche pour former une cavité dans laquelle l’on peut souffler comme dans un ocarina (ou une conque), et qui permet de disposer d’un véritable instrument de musique, riche et expressif -- pour ne rien dire de son prix éminemment abordable. Deux techniques existent, selon que les doigts sont croisés ou non (dans le deuxième cas, la tessiture est plus grave et plus restreinte). Pour peu que l’on s’y penche sérieusement, de grandes choses sont à inventer pour cet ocarina bimane.
Enfin, le sifflement le plus connu et sans doute le plus pratiqué en occident, est certainement le «sifflement du loup» (wolf-whistling, interprété littéralement par Tex Avery en 1943), qui se fait en deux glissandos ascendants (le deuxième généralement plus bas). Selon une hypothèse séduisante, ce sifflement trouverait son origine dans la marine, où le bosco utilise son sifflet pour transmettre des ordres à l’équipage : les deux coups ascendants constituent l’appel à tous et auraient donc été utilisés par les marins à terre pour attirer l’attention de leurs collègues sur telle passante aux alentours. De fait, la mode de ce sifflement semble concorder avec le déploiement de l’armée américaine pendant la seconde guerre mondiale : outre le dessin animé déjà mentionné, l’on se doit évidemment de citer ici la scène du film To Have and Have Not (Le port de l’angoisse, 1944) qui scella le destin partagé de Lauren Bacall et Humphrey Bogart : en mémoire de cette scène, ce dernier offrit à l’actrice un sifflet d’or, qu’elle déposa parmi les cendres de Bogart après son décès treize ans plus tard.
D’un autre côté, le sifflement servait déjà de langage codé à diverses corporations : dès sa publication de 1891 précitée, le français Joseph Lajard comparait le silbo des îles Canaries aux sifflements servant de moyen de communication, dans sa propre patrie, aux charpentiers, aux maçons ou encore aux maraudeurs et repris de justice. Il se peut donc que le «sifflement du loup» ne soit qu’un avatar de cet héritage ; dans une explication comme dans l’autre, nous avons affaire, de toute façon, à un langage porteur de sens.
Les autorités ne s’y trompent d’ailleurs pas, qui envisagent gravement d’interdire cette pratique, assimilée à du harcèlement sexuel -- de fait, le récent succès médiatique de l’expression «harcèlement de rue» montre combien l’Europe se montre empressée à importer des États-Unis une idéologie de la microagression selon laquelle le ressenti des «victimes» importe davantage que la dangerosité objective des faits. (Laquelle «objectivité» étant, il est vrai, trop longtemps restée synonyme de «point de vue de l’homme-blanc-hétérosexuel-aisé».)
Et si l’on exilait les siffleurs ? Sur l’île d’Eubée ou de Gomera, des villages ne demandent qu’à être repeuplés...