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December 4, 2017

Malheureusement pas de Schönberg

Il y a 150 ans, en 1867, était jouée pour la première fois une partition à laquelle l’Europe (puis l’Amérique du Nord) serait condamnée à ne plus jamais échapper : Le beau Danube bleu.

An der schönen blauen Donau, op. 314 est une suite de valses rédigée en 1866 par Johann Strauſs, deuxième du nom (1825-1899, parfois orthographié Strauss ou Strauß). Le jeune musicien viennois est alors en pleine gloire dans l’empire austro-hongrois (lequel vient de perdre une guerre contre la Prusse et l’Italie) ; déja abondante à l’époque, sa production comptera au final plus de deux cent suites de valses, cent quatre-vingt polkas, cent quarante quadrilles, quatre-vingt marches, une petite vingtaine d’opérettes (dont seulement quinze achevées) et un opéra-bouffe. Il est d’ailleurs lui-même issu d’une véritable dynastie : son père (du même nom, 1804-1849) était également compositeur de valses viennoises — il se raconte que son fils dut apprendre la musique en grand secret et se trouva durement tancé lorsqu’il fut un jour surpris à jouer du violon — et ses deux frères sont également devenus compositeurs.

Cette suite de valses est à l’origine commandée en tant que partition vocale (pour chœur d’hommes) ; Strauſs n’apprécie pas particulièrement la musique chorale, et se contente de laisser un parolier de l’association commanditaire ajouter des paroles sur sa mélodie (et remplacer ensuite les mots à chaque fois que le compositeur la retravaille). Parallèlement à la version chorale, Strauſs élabore une version purement instrumentale (pour grand orchestre), dont il tirera également une réduction pour piano seul. La suite complète regroupe une dizaine de thèmes présentés en cinq mouvements à travers une forme de rondo, dans des tonalités variés et avec une orchestration plus finement soignée qu’on ne le croirait au premier abord. Nous savons cependant aujourd’hui que non seulement tous les thèmes présents sont en fait recyclés de partitions antérieures, mais Strauſs a eu recours à plusieurs collaborateurs pour écrire la partition.

Si cette pièce reste aujourd’hui connue, c’est avant tout pour son thème principal d’une simplicité indépassable (ce qui rend d’ailleurs son abord aisé pour les pianistes débutants). Écrit en Majeur sous forme d’une phrase mélodique entrecoupée de ponctuations plus aigües, il se déploie sur un rythme de valse assez lente, construit exclusivement en noires et valeurs longues autour d’arpèges sur l’accord de tonique et de dominante. Le seul discret signe de modernité (qui permet de dater cette mélodie, mais lui confère également son aspect sucré et viennois) réside sans doute dans l’emploi du sixième degré non résolu (sauf à la toute fin), que ce soit comme neuvième de dominante (majeure) ou comme sixte ajoutée à l’accord de tonique.

Après un relatif succès lors de la première (à laquelle le compositeur n’assiste pas, peut-être de crainte que le public n’y reconnaisse des thèmes déjà entendus dans d’autres de ses partitions), Strauſs ajoute en vue de la deuxième représentation le mois suivant une introduction et une coda orchestrales (qu’il rédige cette fois lui-même) ; de surcroît c’est lui-même qui dirigera l’orchestre (à l’archet, tout en intervenant parfois au violon). L’accueil est néanmoins mitigé (il se sentira chagriné de ne s’être vu demander qu’un seul bis !) : peut-être parce qu’elle se trouve noyée dans un programme conséquent (incluant pas moins de 25 créations des frères Strauſs !) ; peut-être sont-ce les paroles humoristiques (et peu seyantes à la capitale d’un empire qui vient d’essuyer une défaite militaire) de l’œuvre qui déplaisent au public viennois — ou, plus probablement, à Strauſs lui-même, qui considère que la partie vocale nuit aux sections instrumentales comme il le confie à un de ses frères :

Den Walzer mag der Teufel holen, nur um die Coda tut’s mir leid – der hätt’ ich einen Erfolg gewünscht.


(«Le diable peut emporter cette valse, mais je suis déçu pour la coda, à laquelle je souhaitais du succès.»)

Quelques mois plus tard, c’est dans une version purement instrumentale qu’il la représente à Paris (lui donnant ainsi son titre français, Le beau Danube bleu), où elle est accueillie à bras ouverts par un public français qui se trouve lui-même, tout comme l’Autriche, en concurrence avec la Prusse (personne ne se doute alors que Strauſs demandera plus tard la nationalité allemande, afin de pouvoir divorcer de sa seconde femme). Quoi qu’il en soit, le succès de cette partition ne se démentira dès lors plus jamais, y compris et surtout dans son pays d’origine, dont elle viendra à tenir lieu d’hymne national non-officiel (encore aujourd’hui à chaque Nouvel An, alors que la radio britannique diffuse le carillon de Westminster, les médias autrichiens jouent cette valse). (Une douzaine d’années plus tard, afin de susciter en son œuvre un intérêt renouvelé, Strauſs fait appel au magistrat, poète et musicien Franz von Gernerth pour mettre sur sa valse de nouvelles paroles, enfin dignes de son intitulé.)

Si Johann Strauſs semble n’avoir jamais eu de prétention à une écriture particulièrement savante, il n’en reste pas moins un excellent et talentueux faiseur de musique légère, et suscita à ce titre l’éloge bienveillant de nombreux compositeurs : son futur homonyme Richard Strauss (aucun lien de parenté) déclarerait qu’«il est bien plus difficile d’écrire une jolie valse qu’une symphonie d’intérêt moyen». Verdi disait le «révérer en tant qu’un de [ses] collègues les plus géniaux». Cependant, le plus frappant est probablement l’amitié et l’estime dont l’honora, pendant les dernières décennies du XIXe siècle, Johannes Brahms — estime quelque peu asymétrique du reste, puisque ce dernier rapporta que sa propre musique «horripilait» Strauſs. Témoignent notamment de cette relation quelques clichés photographiques des vacances que passeront les deux compositeurs ensemble en 1894, en compagnie de la dernière épouse de Strauſs, Adele. Peut-être est-ce elle (ou, selon d’autres sources, sa fille Alice, née d’un premier mariage avec le banquier Anton Strauss — autre homonyme sans lien de parenté), qui demanda un jour à Brahms de lui écrire un autographe sur son éventail. Au lieu de lui écrire quelques mesures d’une de ses propres partitions, Brahms choisit de recopier le début du beau Danube bleu, et y ajouta les mots Leider nicht von Johannes Brahms («malheureusement pas de Johannes Brahms»), en témoignage de son admiration pour cette musique. Les deux compositeurs moururent quelques années plus tard (Brahms en 1897, Strauſs en 1899), et furent enterrés côte à côte au cimetière central de Vienne.

L’histoire trouve un épilogue inattendu quelques décennies plus tard… avec un autre compositeur viennois majeur. En 1937, le compositeur autrichien Arnold Schönberg, en exil aux États-Unis, entreprend une magistrale orchestration du premier quatuor avec piano de Brahms (envers lequel il a toujours témoigné d’une admiration sans bornes et indéfectible). En marge de sa partition, a été conservé un étonnant feuillet de la main de Schönberg, où il semble avoir tenté de reproduire la dédicace de Brahms sur l’éventail précédemment mentionné — incluant à la fois le fragment du beau Danube bleu, et l’inscription, allant même jusqu’à imiter l’écriture et la signature de Brahms. Juste en-dessous, il recopie cette fois un fragment du quatuor de Brahms, et y indique dans un mélange d’allemand et d’anglais :

Leider von Johannes Brahms / only orchestrated by Arnold Schoenberg


(«Malheureusement de Johannes Brahms / seulement orchestré par Arnold Schönberg»).

Comme quoi.

Des inconnus illustres

Dans notre imaginaire musical occidental se superposent quelques thèmes de ces musiques que l’on dit légères, des mélodies d’apparence anodine mais que l’on retient vaguement sans en connaître ni l’auteur ni l’origine, toutes sortes d’époques et de pays finissant par coexister indistinctement en une paisible bouillie esthétiquement inoffensive, partagée au-delà des générations et des différences de classe. Les anglo-saxons ont une expression pour désigner ces thèmes : earworm, littéralement «ver d’oreille». Faut-il chercher dans les motifs mélodiques eux-même une qualité intrinsèquement mémorable, un aspect entraînant (ou, pour employer un autre mot anglais, catchy) ? Nous en doutons, et postulerions plutôt que n’importe quelle mélodie suffisamment brève peut être inculquée à quasiment n’importe qui, à deux conditions : être répétée suffisamment souvent, et être associée à un stimulus non-musical — des paroles, une image, une thématique, un contexte affectif, un souvenir personnel…

Un exemple particulièrement frappant à ce titre nous est donné par la célèbre «marche des clowns» (ce qui n’est pas son vrai titre, nous allons le voir). Il s’agit d’une mélodie remarquablement complexe (ce qui n’a manifestement empêché personne de la retenir), immédiatement reconnaissable de par son rythme et son phrasé (en particulier sur les appoggiatures en chromatisme ascendant) ; il suffit d’en entendre les deux premiers temps pour conjurer l’image d’un clown (ce qui a probablement conduit, dans les années 1960, les producteurs britanniques du Benny Hill Show à choisir comme musique de générique le blues-rock instrumental Yakety Sax dans lequel le saxophoniste Boots Randolph cite précisément le début de cette marche — l’association comique burlesque + saxophone staccato est d’ailleurs devenue elle-même un cliché musical incontournable).

Il nous faut remonter environ 65 ans en arrière pour rencontrer l’auteur de cette Grande marche chromatique op.68 ; c’est un jeune compositeur tchèque du nom de Julius Fučík (1872-1916) qui l’écrit en 1897 à l’âge de 25 ans et la rebaptise bientôt Vjezd gladiátorůl’entrée des gladiateurs»), choix d’ailleurs assez incongru pour une musique aussi légère — Fučík ignorait probablement que l’américain John Sousa, grand compositeur de musique de fanfare, avait lui-même écrit une «marche des gladiateurs» quelques années auparavant. Jeune homme brillant, Fučík avait notamment été l’élève d’Antonín Dvořák, qui lui aurait dit : «vous avez du talent et du cœur ; c’est un don rare». Bassoniste dans l’armée austro-hongroise, il rédigera environ 400 œuvres en moins de vingt ans, de musique principalement légère mais parfois également plus savante (une grande partie de sa production étant malheureusement perdue). Toutefois, le public américain ne découvrira la fameuse marche que par le biais d’un arrangement différent, dû au québecois Louis-Philippe Laurendeau, lequel la publie à New York en 1901 sous le titre Thunder and Blazes («le tonnerre et les flammes», choix tout aussi inexplicable) ; elle y perdra également son caractère militaire, et sera adoptée par les cirques (sur un tempo notablement acceléré) sous forme d’une musique screamer (littéralement, une «hurleuse») endiablée.

De fait, les États-Unis (alors en plein développement économique, du moins jusqu’à la Grande dépression) jouèrent un rôle majeur dans l’avènement de ce patrimoine musical léger dont l’ensemble du monde occidental allait, encore aujourd’hui, confusément hériter. Nous avons déjà évoqué Sousa, il faudrait lui ajouter, à la génération suivante, Henry Fillmore (1881-1956) et Karl King (1891-1971). Leurs plus grand succès ne font d’ailleurs que s’ajouter à des airs déjà plus anciens, dont l’origine peut remonter à la guerre de Sécession, à la guerre d’Indépendance ou même au-delà. Des influences différentes coexistent jusqu’à finir par se gommer : ainsi, si l’hymne de l’armée est choisi parmi l’œuvre de Sousa, celui des Marines est emprunté à une opérette française d’Offenbach. Au-delà du milieu militaire, la musique de fanfare et de foire montre combien les États-Unis sont le pays par excellence du melting pot et du syncrétisme ; sous les chapiteaux et sur les parquets de bal, l’on y découvre avec béatitude la valse Les Patineurs du français Émile Waldteufel (1837-1915), la valse Fascination du franco-italien Fermo Dante Marchetti (aussi connu sous le nom de Léo Clavière, 1876-1940), les tubes de Fritz Kreisler (1875-1962)… S’y ajoutent également des morceaux de répertoire savant, volontiers ré-adaptés : la Marche Turque de Mozart, l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini, le Beau Danube bleu (sur lequel nous reviendrons très prochainement)…

L’amérique latine commence également à se faire connaître, avec par exemple la valse Sobre las Olas de l’étonnant mexicain Juventino Rosas (1868-1894), violoniste de rue devenu compositeur avant de mourir à seulement 26 ans ; si l’écriture de cette valse ne trahit pas ouvertement ses origines d’amérique centrale, il en ira autrement pour le tango-milonga La Cumparsita, écrit à seulement 18 ans par l’uruguayen Gerardo Matos Rodríguez (1897-1948) et qui deviendra vite un «signe» à part entière, non pas des clowns, mais de l’hispanisme macho. À ce répertoire s’ajouteront plus tard des chansons telles que Adiós muchachos (1927) ou Bésame Mucho (1940) — le «pittoresque» d’importation sud-américaine enjambant allègrement les frontières, de l’Argentine au Mexique.

Pour revenir à l’Europe, d’autres pans de son répertoire léger semblent s’être moins bien exportés ; c’est le cas des pièces de flûte du français Eugène Damaré (1840-1919), ou encore du galop Souvenir du cirque de Renz pour xylophone de l’allemand Gustav Peter (1833?-1919), aujourd’hui incontournable pour tous les claviéristes.

Il conviendrait également de mentionner ici la chanson Si tu veux [faire mon bonheur], Marguerite, mise en musique par le chef d’orchestre Albert Valsien pour le chanteur franco-britannique Harry Fragson, qui la chanta lors de sa dernière tournée avant de mourir dans des circonstances tragiques (le 31 décembre 1913, il fut tué d’un coup de pistolet alors qu’il tentait d’empêcher son père octogénaire et malade mental de se suicider). Cette chanson a été adoptée à la fois par les cirques de toute l’Europe, en France par les régiments de corps de garde (dans des versions parfois grivoises), et on l’entend encore fréquemment dans les rues lors des manifestations.

Notons que le patrimoine musical des populations amérindiennes, aborigènes, ou africaines, ne figure nulle part dans l’imaginaire collectif occidental  quant au continent asiatique et à l’océanie, s’ils en sont quasiment absents (à l’exception du «motif chinoiserie» que nous avions déjà évoqué), c’est plutôt dans la musique savante qu’on en trouve quelques traces lointaines et hautement approximatives, voire carrément racistes. Notons également l’émergence, depuis quelques décennies, d’une mode de l’exotisme autour par exemple des J-Pop et K-Pop (musique «pop» d’origine japonaise ou sud-coréenne), toutes sortes de langages au demeurant déjà largement occidentalisés. Est-ce à dire que la dématérialisation des échanges culturels pourrait cesser d’être un simple outil d’impérialisme et d’acculturation pour devenir un véritable dialogue ? Pourrait-on assister à l’émergence d’une cohabitation musicale réellement pluraliste ? L’avenir prochain nous le dira.