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March 3, 2017

Cette musique ne doit servir aryen !

En 1888 paraît un étonnant recueil de six «canons énigmatiques» (énigmatiques, mais pas circulaires toutefois).

Étonnant, tout d’abord, par la notation même de ces canons, qui a de quoi laisser perplexe lorsqu’on les découvre : il s’agit censément de partitions pour clavier à quatre mains mais qui ne sont écrites que sur une seule page, sans clé de sol ni de fa… C’est que les duettistes doivent en fait les jouer en même temps en clé de sol et en clé de fa, avec quelques temps de décalage, le changement de clé (et de tessiture) assurant une transposition diatonique à la tierce qui s’harmonise elle-même. Étonnant, aussi, lorsque l’on découvre leur auteur, qui n’était pas réputé pour être particulièrement plaisantin.

«Faut-il sauver le compositeur Draeseke ?» se demande ainsi, en 2013, le chroniqueur Jochen Berger du quotidien de Coburg.

Felix Draeseke (1835-1913) est en effet un compositeur allemand difficile à appréhender. C’est en tant qu’admirateur de Liszt et Wagner (et ami intime de von Bülow) qu’il commence sa carrière, avec une écriture toute entière tournée vers la Zukunftsmusik («musique de l’avenir», mot d’un critique que Wagner s’approprie en 1860). De fait, sa Germania-Marsch fera scandale en 1861 et l’obligera à s’exiler en Suisse pendant quatorze ans. De retour en Allemagne, il épouse à l’âge de 58 ans une de ses anciennes élèves, et se tourne vers un langage de plus en plus formel et contrapuntique, évoquant davantage Brahms que Liszt. (C’est de cette période que datent les présents «canons», op. 42.)

Cette aspiration au classicisme prend alors, au fil des ans, un ton de plus en plus réactionnaire, qui culmine avec la publication en 1906 d’un pamphlet intitulé Die Konfusion in der Musik, où le compositeur septuagénaire s’en prend notamment à Richard Strauss et dénonce, sur un ton quelque peu aigri, ces musiciens «sociaux-démocrates [qui] veulent renverser l’Art [et] conduire à la ruine totale». Il ne lui reste alors que sept ans à vivre, qu’il emploiera à terminer de nombreuses partitions malgré sa santé défaillante et une surdité presque complète.

Il meurt en 1913 à Dresde ; c’est cependant sa ville natale de Coburg, haut lieu de la Haute-Franconie, qui choisira un siècle plus tard de lui rendre hommage à travers diverses cérémonies, non sans susciter, comme nous l’avons vu, quelques interrogations dans la presse locale. En effet, Draeseke est entre-temps devenu l’un des auteurs-phares du Troisième Reich nazi, grâce aux efforts de sa veuve, de son biographe Erich Roeder et du chef d’orchestre Heinz Drewes. (Voir à ce sujet le livre de Michael Kater, The Twisted Muse: Musicians and Their Music in the Third Reich, dont un extrait est en ligne.)

Nul besoin de le souligner, Draeseke n’est évidemment pas responsable de sa récupération posthume par les nazis — même si sa tribune sur la Konfusion aura un certain retentissement ; elle ouvrira notamment la voie à Hugo Riemann, dont l’essai anti-Schönbergien Degeneration und Regeneration in der Musik paraîtra deux ans plus tard et pavera la voie aux thèses néo-folkloriques des musiciens nazis. Au-delà de ces derniers écrits, sa personnalité abrasive elle-même, sa carrière passée presqu’entièrement dans l’ombre de compositeurs plus célèbres, son jugement esthétique parfois hasardeux, contribuent à expliquer pourquoi sa renommée n’a pas survécu à la Libération et pourquoi il reste, aujourd’hui, largement oublié malgré quelques efforts de ces dernières décennies.

Sa trajectoire parmi le romantisme tardif, son goût pour une certaine démesure, et son écriture d’approche difficile où transparaît parfois un aspect austère voire amer, le rapprochent à nos yeux de Alkan en France, représentant de la génération immédiatement précédente. Comme pour Alkan, de fait, des musiciens et historiens ont entrepris un travail de documentation et de réhabilitation de Draeseke ; depuis les années 1980, une association internationale tente ainsi d’inventorier les partitions et écrits du compositeur (dont beaucoup restent introuvables à ce jour), ainsi que les progrès de l’appareil critique et universitaire l’accompagnant, tout en assumant humblement les ambigüités de son œuvre et de son héritage.

Si nous pouvions hasarder un conseil aux musiciens souhaitant découvrir l’œuvre de Felix Draeseke : ces quelques canons à quatre mains, ne sont peut-être pas sa partition la plus intéressante… mais certainement pas la moins sympathique.