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January 5, 2016

Les musiques interminables (n’ont rien d’inoubliable)

Le projet Longplayer se présente comme une œuvre musicale dont l’exécution est prévue pour durer exactement 1000 ans. Commandée à Jem Finer, musicien anglais issu de la culture folk-rock (on lui doit notamment une «symphonie» pour sonneries de téléphones portables), elle fut officiellement présentée au public à partir du 1er janvier 2000, et semble ainsi s’inscrire dans une certaine vogue d’évènements musicaux «en temps réel», constituant autant de tentatives de coups médiatiques à la fin des années 1990 (l’on peut ainsi penser, en France, à la pièce Éclipse d’Éric Tanguy dont la création télévisée eut lieu pendant l’éclipse solaire de 1999, ou au Concert-Match de René Koering lors de la finale d’une coupe de football en 1998).

Longplayer (dont l’interprétation par des moyens synthétiques peut être écoutée en direct sur le Web) consiste en un matériau sonore limité, d’une durée initiale de 20 minutes et 20 secondes, et ensuite inlassablement recombiné de millions de façons différentes. Certes, des pratiques musicales anciennes (notamment en Inde) ou récentes (l’école dite «minimaliste» ou «répétitive») nous enseignent qu’une musique de pure trame peut également être intéressante ou expressive de par son aspect envoûtant ou hypnotique. Mais peut-on vraiment parler, dans le cas de Longplayer, d’œuvre musicale ? Cet objet sonore (dans lequel il serait assez difficile d’identifier une écriture, même fragmentaire, que ce soit en matière de rythmes ou de notes) se distingue par l’homogénéité de sa texture, faite d’enregistrements d’idiophones à connotation exotique (gongs tibétains). Son discours en trame évoque plutôt un arrière-plan sonore, une musique d’ambiance, dépaysante quoiqu’indéfinissable ; c’est en vain que l’on y chercherait, par exemple, des évènements marquants, des épisodes inattendus ou toute notion de progression dramatique.

Si Longplayer repose sur une approche combinatoire plutôt que strictement répétitive, tel n’est pas le cas d’autres partitions délibérément très longues : ainsi de Vexations d’Erik Satie, écrit (probablement) en 1893 suivant sa rupture avec Suzanne Valadon, qui consiste en une séquence (d’écriture passablement tortueuse) devant être répétée 840 fois. Selon le tempo adopté, l’exécution peut durer de 18 à 35 heures ; il n’est pas anodin de savoir que c’est John Cage qui, en 1963, initia la première représentation publique de cette œuvre ; à sa demande, le billet d’entrée était remboursé aux spectateurs qui restaient jusqu’au bout (à l’issue de la représentation, un spectateur facétieux réclama un bis).

De telles représentations (qui tiennent plus de la performance que du concert, et de l’art conceptuel que de la musique dans son sens communément admis) invitent évidemment à réévaluer le rapport entre l’auditeur et l’interprète (et entre l’interprète et le compositeur : Satie indique que l’on doit «se jouer» sa partition 840 fois, et s’y préparer «par des immobilités sérieuses»), et invite à une réflexion sur le déroulement du temps. Ces deux questions sont au centre de la célèbre pièce de John Cage, 4’33’’ (constituée entièrement de silence, les seuls bruits étant ceux provoqués involontairement ou volontairement par le public), conçue en 1952.

Le même John Cage, dans les années 1980, revient sur ces problématiques sous un angle différent avec sa partition As Slow As Possible («aussi lentement que possible»), jouée au piano en 20 minutes (lors de sa création) puis en plus de 70 minutes lors d’une représentation ultérieure. Son adaptation pour orgue, intitulée Organ²/ASLSP, est en cours de représentation dans une église d’Allemagne depuis septembre 2001 (la première note ne s’est toutefois fait entendre que dix-sept mois plus tard, la partition commençant par un silence). Cette représentation devrait se terminer en septembre 2640 ; le dernier changement de note a eu lieu en 2013, et l’on attend actuellement avec excitation la prochaine note, prévue pour 2020. Comme dans le cas de Longplayer, le public est encouragé à s’interroger sur cette curiosité, voire à se l’approprier : outre la possibilité (plus concrète que pour une œuvre entièrement dématérialisée comme Longplayer) d’assister à la représentation, le site Web de l’opération propose d’écouter en direct la note actuellement jouée, et même de réserver ses places pour le prochain changement de note.

Cette idée met en jeu non seulement une temporalité très longue et très lente, qui oblige à envisager le temps au-delà du rythme d’une vie humaine, mais également (c’est là sa différence avec Longplayer la présence d’échéances plus ou moins lointaines : ainsi, le geste musical banal qui consiste à passer d’une note à une autre se voit chargé d’un sens tout autre. On peut rapprocher ces initiatives de la célèbre expérience de la goutte de mélasse en cours dans diverses universités dans le monde (où une substance extrêmement visqueuse s’écoule au rythme d’une goutte tous les 10 ou 15 ans), et qui a notamment inspiré l’écrivain Frédéric Forte, membre de l’Oulipo.