Depuis un millénaire, notre système de notation musicale repose sur une dichotomie élémentaire mais essentielle : des événements variables (hauteurs, silences et rythmes) se succèdent ou se superposent dans un référentiel fixe et immuable, que constituent les lignes de la portée. Qu’advient-il, toutefois, lorsque ladite portée perd elle-même sa stabilité et son horizontalité rassurante ? En d’autres termes, la forme (le contour géométrique) de la partition peut-elle légitimement influer sur la forme de la musique (sa structure et ses gestes expressifs) ?
Les exemples ne manquent pas, ces soixante dernières années, de partitions expérimentales biscornues et exotiques — à tel point que chaque compositeur en vient à utiliser son propre idiome (au sens le plus… idiomatique du terme), pour la plus grande perplexité des interprètes et du public (mais non des «musicologues», qui y trouvent tant de choses à dire que l’on peut parfois se demander si ce ne sont pas eux, au fond, les véritables destinataires de ces œuvres). Ces objets déroutants, essentiellement graphiques (et lointainement musicaux) font les délices de la presse en ligne, des musées virtuels, des tumbl’r et autres Pinterest, ainsi que d’autres sites plus lointains.
Il convient toutefois de distinguer les notations purement graphiques, telles Artikulation de Ligeti (1958), des expériences se référant (fût-ce au titre de simple clin d’œil) à la notation sur portées traditionnelles, telles, chez Stockhausen, Refrain (1959) ou encore les Zehn Wicthigsten Wörter écrits pour le 25 décembre 1991.
Cette dernière catégorie inclut de nombreux gags graphiques qui se présentent comme de vraies partitions mais n’ont évidemment rien de jouable. La référence en la matière est probablement Faerie’s Aire and Death Waltz, du compositeur John Stump (1944-2006), dont le neveu a d’ailleurs proposé de faire un événement régulier, le 20 janvier de chaque année.
À ces plaisanteries qui rejoignent un état d’esprit absurde, et où l’humour est palpable et indéniable (et fonctionne souvent sur plus d’un niveau), s’ajoute cependant tout un répertoire plus élaboré (et plus déstabilisant), qui inclut par exemple certaines expériences de James Tenney (1934-2006) ou encore de Terry Riley (né en 1935). Pour ne rien dire de notre propre collègue oumupien Tom Johnson, dont l’œuvre englobe tout le spectre allant des partitions les plus purement graphiques, à des notations plus traditionnelles. Plus récemment, le violoncelliste Pat Muchmore a proposé toute une série de Broken Aphorisms volontiers provocateurs, qui s’inscrivent dans sa démarche de musique anti-sociale. Enfin, toujours au sein de l’Oumupo, Mike Solomon est l’auteur de nombreuses expériences en matière de partitions graphiques, détournées, animées, etc.
En matière de subversion de la notation musicale, l’auteur le plus incontournable reste sans doute George Crumb (qui, né en 1929, fêtera cette année ses 88 ans). Il n’est guère aisé de faire la part de ce qui relève ici des intentions sincères de l’auteur ou de la pure glose «musicologique», mais l’on ne peut qu’être frappé, par exemple, de la récurrence dans ses partitions de motifs circulaires ou en spirale. Cette structuration de l’espace graphique peut revêtir une dimension symbolique (à tel point que l’on a pu parler de néo-mythologisme dans la musique contemporaine), ou encore évoquer des influences non-occidentales, javano-balinaises, hindoues ou tibétaines.
Ce serait pourtant oublier que le cercle peut faire signe vers bien d’autres symboliques, religieuses ou non : ainsi, par exemple, les mesures à trois temps (l’équivalent en notation mensurale de notre chiffre de mesure «3/4») étaient indiquées au quatorzième siècle par un cercle, symbole de la perfection (tempus perfectum). De fait, une universitaire de Barcelone, Marina Buj Corral, a accompli en 2015 tout un travail de thèse extrêmement complet sur les partitions graphiques contemporaines d’aspect circulaire (Partituras gráficas y gráficos musicales circulares en el Arte Contemporáneo (1950-2010), 762 pages très intelligibles et abondamment illustrées).
Catholicisme et protestantisme, d’ailleurs, ne sont pas les derniers à associer au cercle une dimension religieuse. L’on trouve ainsi dès la fin du XVIIe siècle (vers 1691 ou 1700), chez un dénommé Johann Georg Keuerleber (ou Keyerleber) une partition circulaire intitulée Perpetuum mobile oder immerwährender Gnadelohn («mouvement perpétuel, ou la Grâce éternelle»), dont il reste très peu de traces (et que Buj Corral ne mentionne d’ailleurs pas, non plus que l’exemple suivant). Dans un état d’esprit similaire, parmi la soixantaine de canons que l’on doit à Joseph Haydn (dont beaucoup sont perpétuels), signalons le manuscrit de la première des X Gebothe Gottes (Hob. XXVIIa) qui est rédigé (de sa main) sur une portée circulaire (curieusement, celui-ci n’est cependant pas perpétuel… mais palindromique). Et aux États-Unis d’Amérique à peine naissants, à la même époque, le compositeur William Billings fait figurer des canons circulaires en couverture du New England Psalm-Singer qu’il signe en 1766 avec Paul Revere puis quelques années plus tard, sur celle de son recueil The Continental Harmony (1794).
Un autre travail universitaire, en français cette fois (même s’il est dû à Leonie Gehrke, étudiante allemande de la Sorbonne aujourd’hui employée au musée d’art moderne de Cologne), L’allégorie de la musique dans l’art moderne (2014), propose à juste titre de mettre en rapport l’apparition des partitions circulaires avec celle des canons présentés en forme de croix (Kreuz-kanons, à ne pas confondre, comme le fait Wikipédia germanophone, avec les Krebskanons ou canons cancrisants). Et de citer deux exemples frappants : un magnifique canon en croix recueilli par Pietro Cerone (1566-1625), et un autre plus spectaculaire encore issu des collections de Adam Gumpelzhaimer (1559-1625) et probablement dû au graveur Wolfgang Kilian (1581-1662). Ce dernier exemple met en scène non seulement de la musique gravée horizontalement et verticalement, mais également quatre mélodies en forme de cercles. Entre l’auréole et la croix, les motifs religieux semblent donc se prêter particulièrement bien aux notations expérimentales.
Le sacré est-il, pour autant, à l’origine de cette démarche ? Près de deux siècles en amont, il est possible de trouver d’autres exemples qui, pour la plupart, relèvent de sujets profanes. C’est en effet à la fin du quatorzième siècle qu’apparaît, principalement en France (notamment sous l’influence culturelle de la papauté d’Avignon), le mouvement aujourd’hui dénommé ars subtilior, qui traite la graphie musicale avec un raffinement extrême — et une étonnante audace formelle, comme en témoignent les étonnantes partitions du Codex de Chantilly. (On peut se reporter, sur ce sujet, à la thèse de Uri Smilansky, de l’université d’Exeter : Rethinking Ars Subtilior.)
L’un des premiers exemples de cette écriture est peut-être En la maison Dedalus (anonyme, peut-être vers 1375), partition circulaire dont la graphie mime le thème labyrinthique du texte. Dans un même ordre d’idées, La harpe de melodie de Jaquemin de Senleches, (fl. 1378-1395) nous est parvenue en deux versions, dont l’une insère la partition dans le dessin d’une harpe, laquelle est la fois le sujet du texte (en virelai) et l’instrument utilisé pour jouer la pièce. La métalepse est ici multiple et vertigineuse ; une semblable mise en abîme est à l’œuvre chez le musicien rémois Baude Cordier (fl. 1380-1397, et probablement pas 1440 comme l’indique Wikipédia), avec par exemple Belle, bonne, sage en forme de cœur, ou encore son étonnant canon circulaire auto-référentiel Tout par compas suys composés, dont le titre à la première personne n’est pas sans évoquer le palindrome musical Ma fin est mon commencement de son compatriote et prédécesseur Guillaume de Machaut.
La dimension symbolique (religieuse ou profane) s’accompagne aisément d’un esprit ludique, d’une inclination envers le divertissement et l’expérimentation. Sans doute n’est-ce pas un hasard si l’avènement des partitions circulaires coïncide avec (ou précède de peu) celui du «canon», forme musicale dont l’intitulé lui-même peut renvoyer aussi bien à la religion (on le trouve dans la liturgie orthodoxe) qu’à une notion de «règle du jeu» (une des traductions possibles du grec κανών). C’est au XVIe siècle que se répand le canon, probablement à commencer par l’Angleterre où se développera une véritable mode des canons perpétuels, qui seront également désignés sous le nom de rounds, à rapprocher du mot latin rondellus», désignant un système d’écriture combinatoire proche de ce que nous qualifierions aujourd’hui de n-ine.
Un exemple de ces premiers canons britanniques circulaires est le magnifique double-canon enluminé orné d’une rose (en référence aux Tudor) et dédié à Henri VIII, vers 1516. (La partition A Rose is a rose is a round du compositeur contemporain James Tenney, y fait probablement allusion.) Un peu plus tard, l’on peut également mentionner la Sphera mundi du musicien John Bull (1562-1628). À partir de cette époque (et jusqu’à nos jours), le canon servira de véritable laboratoire musical, façonné par les énigmes et recherches des compositeurs.
On retrouve au siècle suivant cette tension entre symbolique religieuse et divertissement, par exemple chez le compositeur espagnol Juan del Vado (1625-1691), chez qui les partitions de formes diverses servent aussi bien à célébrer une Armonía de Dios que la Rueda de la Fortuna. En Italie, notons l’organiste et claveciniste Alessandro Poglietti, dont la suite Rossignolo sur des thèmes bucoliques, inclue un Aria bizarra dont la graphie lui vaut à elle seule cet adjectif.
Outre les expériences de Haydn et de Billings, précédemment citées, l’on trouvera quelques exemples plus récents de partitions circulaires, telles le Musical Toy de John Hatchard et John Harris, paru en 1811, ou encore plus tard, un Circular canon à trois voix d’Orlango Morgan (1865-1956), publié en février 1904 dans The Monthly Musical Record. Enfin dans la première moitié du XXe siècle, mentionnons les Spherical Madrigals de Ross Lee Finney, parus en 1947 et dont il n’est pas impossible qu’ils aient contribué à influencer la génération de George Crumb.
Comme on le voit, l’histoire des partitions orthographiées de manière non-conventionnelle est plus riche et plus ancienne que l’on ne pourrait le croire à se contenter d’un survol des extravagances avant-gardistes de ces six dernières décennies. Ces expériences graphiques (dont il ne reste nécessairement rien pour qui approche la musique sous une forme purement sonore) témoignent d’un attachement profond des compositeurs et copistes envers la partition en tant qu’objet matériel, tracé, façonné, composé ; à tel point que le théoricien Alfred Einstein (lointain cousin — ou pas — d’Albert) crut pouvoir parler en 1912 d’Augenmusik («musique pour les yeux»). Ce qui ne répond pas, pour autant, à une question fondamentale : tout cela en vaut-il la peine ?
Cette question a donné lieu à un intéressant débat initié de façon… iconoclaste (c’est le cas de le dire) par le musicien électro Dennis DeSantis, lequel critique de façon amusante mais indistincte (et pour tout dire quelque peu confuse) l’inutile complexité de nombreuses partitions contemporaines, le recours aux notations graphiques, et la démarche conceptuelle plutôt que réaliste de beaucoup de compositeurs. C’est oublier que, par exemple, une notation graphique donnant une indication de geste devant être improvisé simplifie la vie de l’interprète, plutôt que de lui demander d’exécuter un passage chaotique mais noté de façon stricte. C’est oublier, également, que la graphie élaborée d’une partition, lorsque sa raison d’être est clairement identifiée et justifiée, convoie de nombreuses informations importantes quant à l’intention du compositeur — informations qui, à leur tour, influent sans doute sur l’interprétation des musiciens. C’est oublier, enfin, que la musique est un langage parfaitement légitime à être présenté sous forme écrite plutôt qu’exclusivement sonore. Passer cette étape par pertes et profits, reviendrait à pas moins que de dresser l’acte de décès de la musique écrite, et avec elle de tout un patrimoine essentiel de notre culture savante. Ce jour finira peut-être par venir… mais nous nous permettrons d’espérer qu’il est encore loin.
Que diable faire du « mouvement musicaliste » ? Lancé non sans pompe en 1932 par le peintre français Henry Valensi (1883-1960), ce mot d’ordre artistique -- qui déclare procéder davantage d’un constat sur l’état de la création que d’un courant prescriptif -- affirme sommairement que
- 1/ à chaque époque il s’est trouvé une forme d’expression artistique qui a dominé, gouverné et informé toutes les autres,
- 2/ "notre" époque faite de «dynamisme, rythme, harmonie, science, synthèse», voit prédominer la musique,
- et de ce fait, 3/ les artistes peintres (mais également tous les autres) doivent s’inspirer de la musique, et «[sentir] en eux le souffle de la musique animer notre époque».
Tout cela est bel et bon. Le premier ennui de Valensi, c’est qu’il arrive en une époque déjà fort chargée : son «Manifeste du musicalisme», reproduit ci-dessous, ne peut que venir s’empiler par-dessus le Manifeste du futurisme (1909), le Manifeste de la peinture futuriste puis le Manifeste technique de la peinture futuriste (1910), le Manifeste du suprématisme (1915), le Manifeste Dada 1918, le premier puis le second Manifeste du surréalisme (1924 puis 1930)... L’imprécision du discours de Valensi -- deuxième ennui -- n’est pas pour arranger les choses : à la rusticité de son analyse historique s’ajoute une certaine pauvreté conceptuelle, à commencer par ce mot de «musique» ou d’«esprit musical», qu’il brandit en tous sens mais ne cherche jamais à définir, ou tout au moins circonscrire. L’emphase du propos n’en ressort que plus maladroitement, et touche presque au mysticisme -- il suffit pour s’en convaincre de voir les efforts déployés aujourd’hui par l’«association des ayants-droit» (sic) pour faire connaître (voire : fructifier ?) le mouvement musicaliste.
... Si tant est que mouvement il y ait : même si l’on croise dans les alentours de Valensi quelques noms connus du cubisme et du futurisme, voire de plus inclassables comme Kupka, Louise Janin ou Ernst Klausz, il est douteux que «le» musicalisme ait jamais constitué dans la trajectoire d’aucun d’entre eux, une influence essentielle. Du reste, nombre d’artistes peintres de l’époque, comme il le reconnaît lui-même, n’ont pas attendu Valensi pour s’interroger sur le rapport entre peinture, mouvement et rythme : ainsi, Mikhaïl Matiouchine (1861-1934) était-il violoniste avant de devenir artiste peintre (il composera notamment l’opéra Victoire sur le soleil, dont la scénographie est créée par Malevitch) ; il expérimente notamment une Construction Picturale-musicale en 1918.
C’est d’ailleurs ici que s’ébauche -- et se termine -- un parallèle possible entre le musicalisme et l’Oulipo : l’un comme l’autre refuse explicitement de s’ériger en école esthétique, et reste ouvert à des artistes ou auteurs de tous horizons. L’Oulipo, cependant, ne s’arrête pas à une vague pétition de principe et propose d’entrée de jeu une démarche, des outils, un cadre formel que l’on chercherait en vain dans le musicalisme. Et qui pourrait, au fond, reprocher à Henry Valensi de manquer d’esprit bureaucrate ? Au-delà de son éventuelle maladresse en tant que chef de file (laquelle n’est aujourd’hui qu’alourdie par la mise en valeur posthume de son héritage), il ne fait aucun doute que c’était un véritable créateur de formes, un artiste curieux et novateur, dont l’œuvre se défend d’elle-même sans avoir besoin d’être incluse dans aucun courant, fût-il autoproclamé.
L’expérimentation la plus notable de Valensi se trouve sans doute dans une forme d’art animé qu’il baptise cinépeinture : après avoir peint en 1932 un tableau intitulé Symphonie printanière, il décide de l’animer et réalisera pour cela, de 1936 à 1959, environ 64000 dessins qui constituent une présentation graphique mobile d’une trentaine de minutes. Symphonie printanière restera ainsi le grand œuvre de sa vie.
Il est intéressant de noter que cette forme d’expression était non seulement dans l’air du temps depuis déjà deux décennies, mais qu’elle avait été dès ses débuts associée à des notions musicales : ainsi Léopold Survage (1879-1968) proposait dès 1914 un Rythme coloré constitué d’images animées (et admiré notamment par Apollinaire) ; dans les années suivantes, Hans Richter (1888-1976) et Viking Eggeling (1880-1925) proposent respectivement des Préludes et Fugues, une série de Rythmes, ainsi que les Symphonie horizontale-verticale et Symphonie diagonale.
Un autre point qui mérite d’être noté, en dit plus long sur notre société contemporaine que sur la sienne : à une exception près, les vidéos présentant son œuvre -- qu’elles soient officielles ou non -- sont toutes accompagnées d’une musique exogène à l’œuvre elle-même (et anachronique à son auteur), tant il est évident que le public contemporain ne peut se contenter de regarder des images (à plus forte raison animées) sans qu’y soit associé une bande-son. Ce qui revient exactement à nier le principe même du musicalisme, tout en cherchant à le faire vivre...
Voici, pour conclure, le manifeste du musicalisme de 1932, ici retranscrit dans son intégralité :
S’affirmant par ce Manifeste de leurs propres pensées sur l’Art, un groupe de peintres, qu’anime déjà l’esprit musical, veut se cristalliser.
Nul ne peut se refuser à constater la présente évolution de l’Art, et la moindre connaissance de l’esthétique fait remonter dans le temps cette évolution.
Si nous prenons comme exemple la Peinture, il faudra reconnaître que, sous le même nom de peinture, l’art de s’exprimer par des lignes et des couleurs fut très divers, depuis la plus haute Antiquité.
Ainsi chez les Égyptiens, sous l’influence d’un esprit architectonique, que tout révèle sur les bord[s] du Nil, (grands à-plats du pays, hiérarchie politique, idéalité d’une protection, jusque dans la survie, assurée par l’architecture), la peinture fut architecturalisée par l’emploi de tons mis en à-plats, juxtaposés comme les pierres d’un édifice, et d’un dessin silhouetté comme une façade, hiérarchisé comme une pyramide.
Puis dans la Grèce, divisée en vallées et en îles, sous l’esprit sculptural qui amenuise des formes équilibrées en volumes d’aspect réaliste, les peintres de la Hellade ont inventé le ton rompu qui modela la surface peinte, permit d’imiter la nature et donna à la Peinture sa plus belle conquête : le nuancement des valeurs ; ce fut une peinture sculpturale.
La Renaissance affirma par le portrait, ce jeu des expressions de l’individu, le règne même de la Peinture, purifiée là de toutes autres influences.
Mais du XVIIe au XIXe siècle, la peinture se soumit à nouveau : c’était la puissance alors complète des Belles-Lettres et vous savez qu’on appela «peinture-littéraire» (nous nisons littérarisée) celle dont les inspirations les plus élevées, quittant la Foi et la Joie, étaient prises aux résurrections de l’Antiquité ou aux discours des Philosophes.
En cette déjà quadruple évolution, également subie par les autres arts, la Peinture, acte partiel de l’unique besoin qu’éprouve l’Homme de s’exprimer par cet ensemble de suggestions qu’on appelle l’Art, fut le reflet de temps successifs.
Pour que la Peinture se survive dans cette tradition d’enregistrer par leur propre expression les temps du Temps, il faut que les artistes, que le public, ressentent et expriment, comprennent et acceptent notre époque.
Il est clair pour chacun que les caractères capitaux du début de ce siècle sont : les applications de la science et un dynamisme généralisé, lesquels entraînent ou nécessitent dans leur orbe : le rythme, l’harmonie, la synthèse, etc., etc...
Or, l’art offrant le plus, dynamisme, rythme, harmonie, science, synthèse... est la Musique.
Pour cela nous prenons conscience, ici, que du point de vue esthétique, l’esprit musical prédomine notre époque et que, pour continuer traditionnellement de traduire notre vie, «l’Art doit se musicaliser».
En réalité, cette influence de la Musique prédominante s’est déjà développée, mais inconsciemment, dans tous les arts, chez tous les artistes qui peuvent se dire «sensibles et créateurs», et simultanément en plusieurs pays.
Car nous disons déjà «musicalisées» : l’architecture qui, de nos jours, surgit des bords de la Sprée aux rives marocaines de l’Atlantique, la sculpture d’Archipenko ou de Lipchitz, la peinture des Impressionnistes et Cubistes français ou des Futuristes italiens, la littérature enfin, à cause de Mallarmé ou de Proust.
Quant à la musique, cette souveraine aujourd’hui parmi les arts, ne s’est-elle pas dégagée de la religiosité d’esprit pictural due au Moyen Âge et de la philosophie d’esprit littéraire, issue des Diderot ?
C’est en prenant conscience de tous ces mouvements de l’esthétique qui, à la fois, prouvent l’évolution passée de l’Art, et indiquent son évolution présente, que nous, artistes et peintres, nous sommes groupés.
Voulant affirmer ce Mouvement, né spontanément en nous avant de nous connaître et nous reconnissant par nos œuvres qui doivent rester libres les unes des autres, pourvu que l’influence musicale les ait inspirées, nous publions ce Mnifeste pour convier d’autres artistes, quel que soit l’art dans lequel ils s’expriment[,] à s’y rallier s’ils sentent en eux le souffle de la musique animer notre époque.
Nous exposerons bientôt nos œuvres et les leurs pour cette affirmation :
- «Œuvrer en obéissant aux lois d’inspiration et de composition de la musique, actuelle prédominante parmi les arts.»*
Paris, Avril 1932
Henry Valensi, Charles Blanc-Gatti, Gustave Bourgone, Vilo Stracquadaini.
Merci à Cyrielle Galland, jeune dessinatrice et conceptrice graphique qui a attiré notre attention sur le musicalisme.