Weekly Shaarli
Week 12 (March 20, 2017)
Début juin 2009, la radio associative WMFU (diffusée dans le New-Jersey et à New-York) poste sur son blog une série de pistes inédites, dont l’histoire est peut-être encore plus spectaculaire que le contenu.
De mars à août 1957, se tiennent au Greenwich House de New-York, tous les dimanches, des séances d’enregistrement organisées par le jeune compositeur conceptuel Earle Brown (1926-2002) et le producteur Teo Macero (1925-2008, futur producteur de Dave Brubeck et Miles Davis), lequel avait déjà contribué depuis quelques années aux Jazz Workshops du jazzman Charles Mingus. Cet atelier-là, cependant, est d’une nature très particulière : les séances en sont dirigées par un compositeur contemporain de tout premier plan, Edgard Varèse.
On sait peu, en effet, combien Varèse s’intéressait au jazz : résidant dans le Greenwich Village, il assistait régulièrement aux concerts de John Coltrane. Réciproquement, le monde du jazz ne lui était pas indifférent : ainsi, le flûtiste de jazz Eric Dolphy enregistrerait avec bonheur la pièce de Varèse Density 21.5 ; le saxophoniste Charlie Parker avait tenté d’étudier auprès de lui dans les derniers mois de sa vie, de même que le tout jeune Frank Zappa qui lui adressa à l’âge de seize ans une lettre tout aussi touchante que le témoignage qu’il en ferait ultérieurement.
Pour ces séances de 1957, se réunissent non seulement Mingus à la contrebasse et Macero au saxophone, mais aussi le batteur Ed Shaughnessy, le pianiste Hall Overton, le vibraphoniste Teddy Charles, le trompettiste Art Farmer, le clarinettiste Hal McKusick, les trombonistes Eddie Bert et Frank Rehak, le tubiste Don Butterfield,… À ces séances assistent également des personnalités essentielles de la création artistique de l’époque : John Cage et son compagnon Merce Cunningham, le compositeur James Tenney, ainsi que Earle Brown déjà mentionné.
Le rôle joué par Varèse dans ces improvisations collectives n’est pas entièrement établi : il semble qu’il ait fourni aux musiciens quelques consignes de jeu instrumental, et une partition graphique. En retour, leur langage musical et sonore a contribué à nourrir sa propre inventivité, tout particulièrement dans le Poème électronique qu’il créera l’année suivante (et dans lequel il utilisera même, selon certaines sources, des fragments de ces enregistrements).
Toutefois, c’est peut-être au regard de l’histoire du jazz lui-même que cet atelier prend son importance la plus capitale. En effet, le milieu du XXe siècle est à ce titre une période de redéfinition et de révolution esthétique, que préfigurent les improvisations collectives et poly- (ou a-)tonales de Lennie Tristano et ses épigones dès 1949, et qu’actera publiquement, en 1960, l’album Free Jazz du saxophoniste Ornette Coleman. Et c’est donc trois ans avant la naissance officielle de ce «free jazz», que les sessions de Mingus, Macero et Varèse nous donnent déjà à entendre une musique complètement nouvelle, faite de gestes instrumentaux extraordinairement libres : un moment privilégié de création, s’abstrayant de toute codification pré-existante.
Dans une notice précédente, nous évoquions cet article du linguiste américain Mark Liberman qui, à son tour, s’amusait d’une vidéo où un musicien avait reproduit des fragments de discours d’un futur (quoiqu’improbable à l’époque) président des États-Unis.
Or, notre contributeur Gilles Esposito-Farese attire notre attention sur le fait qu’a existé, en langue française, un précédent remarquable (identifié grâce à l’aide de l’oumupien Martin Granger) : en 1986, le guitariste de jazz québecois René Lussier a ainsi imaginé, sous le titre Le Trésor de la langue, une performance musicale dans laquelle il mime, à la guitare, différents discours parlés (notamment de De Gaulle).
Au-delà des hauteurs et de l’intonation des phrases, c’est le rythme de l’élocution qui frappe, et inspire. Martin Granger, toujours lui, nous signale ainsi cette récente vidéo dans laquelle un jeune musicien irlandais de 24 ans, David Dockery, restitue à la batterie une scène mémorable de la série It’s Always Sunny in Philadelphia.
Toujours dans les percussions, mais dans un autre style, Jean-François Piette nous renvoie également à «cet exceptionnel compositeur qu'est Vinko Globokar» (fin de citation), dont une pièce intitulée Toucher s’inspire également de la voix parlée, en l’occurrence des fragments de Brecht traduits en français. Au-delà du rythme et de l’accentuation, on peut noter ici un travail relativement fin sur les timbres sonores, visant à reproduire les phonèmes de la voix parlée.
Ce qui nous amène, inévitablement, à évoquer enfin la pratique des tambours parlants, en Afrique de l’Ouest, où des instruments de percussion servent de véritable moyen de communication à distance, selon une démarche qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler (sous d’autres latitudes) celle des langues sifflées que nous avions également abordées. L’étude de ces "substituts de parole" (speech surrogate) est un champ en plein développement : citons un article de l’université du Ghana, et une thèse sur une tribu du Nigeria, parus respectivement en 2009 et 2010.
La page Wikipédia anglophone note par ailleurs que, si cette «langue» instrumentale n’est à l’origine qu’une pure transposition («transphonation» serait, ici encore, un terme plus approprié) de la langue parlée, la syntaxe en est toutefois modifiée pour une meilleure intelligibilité : ainsi les mots courts sont accompagnés de périphrases destinées à empêcher toute confusion possible : ainsi, le mot "lune" serait rendu par "lune qui regarde vers la Terre", le mot "guerre" par "guerre qui nous rend attentifs aux embuscades", et la phrase "viens à la maison" par… "Conduis tes pas sur le chemin d’où ils sont venus, plante tes pieds et tes jambes en contrebas, dans le village qui est le nôtre".
Ou comme le dirait un ingénieur, la redondance du signal minimise la perte d’informations.
Mais c’est sans doute moins poétique.