Daily Shaarli
December 3, 2017
Le marasme politique dans lequel se trouve actuellement le Royaume-Uni n’est probablement pas le plus apparent des troubles qui l’affectent : depuis quelques mois en effet, Big Ben ne sonne plus. On ne l’entendra à nouveau qu’au terme de quatre longues (et coûteuses) années de rénovations, un laps inédit en plus d’un siècle et demi d’existence— au demeurant non dénuée d’aléas : ainsi dès 1859, sa cloche principale, de plus de treize tonnes, se fissura après seulement deux mois d’activité, et le timbre qu’on lui connaît depuis lors résulte précisément de cette fêlure jamais comblée.
Si la renommée de Big Ben dépasse largement les rivages du Royaume-Uni, peu de non-britanniques savent que ce surnom (dont l’origine reste d’ailleurs indéterminée) désigne en fait la plus grosse des cinq cloches de la tour nord du palais de Westminster ; ce n’est qu’improprement que l’expression en est venue à désigner la tour elle-même — à cette synecdoque s’en ajoute d’ailleurs une autre, puisque l’édifice est devenu si emblématique qu’il sert couramment à résumer «l’Angleterre» toute entière : de même qu’une scène de film se déroulant en France ne semble pouvoir s’ouvrir que sur une vue de la Tour Eiffel sur fond d’accordéon, l’équivalent côté britannique sera constitué de «Big Ben» et son carillon à quatre notes. Ce petit indicatif (un jingle, au sens littéral) berce la vie quotidienne des londoniens, de la nation entière et même du monde anglophone, puisque la BBC s’en sert pour indiquer l’heure juste, les dimanches et le jour de l’an. Qu’on ne dise pas que le sound design est une invention récente !
Arrêtons-nous justement sur ce carillon, dont le motif musical doit être l’une des mélodies les plus connues au monde. Son origine est largement antérieure à Big Ben, puisqu’on l’entendit tout d’abord à la fin du XVIIIe siècle au clocher de l’église St-Mary The Great de l’Université de Cambridge (soit à une centaine de kilomètres de Londres). Lorsque celle-ci se dota d’une nouvelle horloge en 1793, c’est un des professeurs de l’université qui fut chargé de «composer» la mélodie du nouveau carillon. Joseph Jowett, professeur regius de droit civil au Trinity College, est donc considéré officiellement comme l’auteur du carillon ; il n’était cependant pas musicien, et dès le XIXe siècle se firent jour plusieurs théories selon lesquelles il aurait été suppléé par plus talentueux que lui. La plus séduisante de ces hypothèses — et non la moins probable — y voit l’œuvre d’un jeune homme brillant du nom de William Crotch (il aurait alors été âgé de 17 ans), l’assistant de John Randall, organiste titulaire de Cambridge. Enfant prodige (donnant ses premiers concerts dès quatre ans), Crotch semblait promis à un avenir glorieux : il fait jouer son premier oratorio à l’âge de 14 ans, devient même peintre occasionnel en fréquentant Malchair et Constable. Sa production ultérieure reste cependant limitée en envergure et en intérêt ; sa contribution la plus intéressante réside sans doute dans son anthologie critique Specimens of Various Styles of Music, document essentiel sur la musique britannique de cette époque.
De quel niveau de compétence musicale, au demeurant, ce carillon témoigne-t-il au juste ? Après tout, assembler quatre notes en divers motifs, ne semble pas requérir de talent considérable, particulièrement en comparaison d’autres carillons sur huit, dix ou jusqu’à seize cloches. L’on raconte ainsi que le carillon de Whittington, au quatorzième siècle, incita un jeune apprenti en fuite à revenir sur ses pas, ce qui lui permit de devenir quatre fois maire de Londres.
Outre le paradoxe d’un tel engouement pour un carillon dans un pays comme l’Angleterre où existe une riche tradition de sonneurs de cloches (par opposition aux carillonneurs, qui sont des percussionnistes à clavier), ce qui fait peut-être aussi le manque d’intérêt du carillon de Westminster, c’est peut-être aussi d’être joué par un mécanisme, si perfectionné soit-il. (Ceci pour ne rien dire des concurrents redoutables, en matière de propagande religieuse, que sont les Mu’addhins. Employer une personne en chair et en os plutôt qu’une grosse cloche avec un gros marteau mécanique ? Décidément, la sauvagerie barbaresque est à nos portes.) Impossible de savoir à ce stade à quoi ressemblera la future horloge de la tour ; il est néanmoins amusant de savoir que celle qui a officié pendant plus d’un siècle et demi n’était réglée qu’au moyen… d’un empilement de pièces de monnaie : chaque penny ajouté ou retranché résultait en un décalage d’une demi-seconde par jour.
Pour en revenir aux quatre notes de Cambridge-Westminster, on peut, tout au plus, noter qu’il s’agit d’un langage relevant de l’harmonie tonale la plus élémentaire — deux notes relèvent de l’accord de tonique, et deux de l’accord de dominante, les motifs se terminant alternativement sur la tonique et la dominante. Cependant le résultat ici imparfait, et d’autant plus frustrant d’un point de vue oumupien, qu’il ne procède même pas d’une permutation rigoureuse : la sus-tonique ne se trouve jamais en position initiale ; le deuxième des motifs (que l’on entend à la demi-heure et à l’heure pile) ne fonctionne pas sur quatre mais sur seulement trois notes ; la combinaison la plus complète (à l’heure pile) semble récapituler tous les motifs précédemment entendus mais celui du premier quart d’heure n’y figure pas… Se dégage finalement de cette écriture une certaine forme de naïveté, qui contribue peut-être au charme du carillon mais ne peut que laisser perplexe quiconque s’y penche un instant. De fait, l’organiste Louis Vierne rédigea en 1927 une pièce pour orgue seul sur ce carillon… en se trompant dans son propre relevé — anecdote amusante qui ne fait qu’illustrer l’aspect arbitraire et approximatif de son écriture.
S’il faut à tout prix un trait de génie quelque part, il serait plutôt à chercher dans la construction a posteriori entourant le carillon, devenu célébrissime lorsqu’il fut reproduit à Westminster en 1858 (et il n’est pas sans ironie, à ce propos, de noter que le motif du carillon qui sonne tous les quarts d’heure, ne fait précisément pas intervenir la cloche Big Ben, qui elle ne sonne que les heures, à la fin du quatrième motif en carillon). En effet, dans la deuxième moitié du XIXe siècle se répand le bruit (dûment colporté par toutes les encyclopédies de l’époque) que l’auteur de cette mélodie, quel qu’il soit, s’est inspiré pour l’écrire… d’un fragment du Messie de Händel. Œuvre emblématique d’un auteur qui l’est tout autant : il rédige cet oratorio à Londres en 1741, au faîte de sa gloire (non seulement auprès de la noblesse et du roi, mais un également un véritable succès populaire) et devenu sujet britannique depuis une quinzaine d’années. Trois siècles plus tard, Händel reste une icône pour le public britannique — il suffit pour s’en convaincre de voir avec quelle vivacité sont accueillies les spéculations de «musicologues», de temps à autre, sur sa sexualité (était-il homosexuel ? Impensable ! Aurait-il été l’amant de la princesse Carolyn, et le père de sa fille ? Allons donc !).
D’un emblème l’autre ; l’histoire n’a malheureusement pas retenu le nom du faussaire qui est parvenu à faire le lien entre le Messie et le carillon, permettant ainsi au royaume britannique d’écrire une nouvelle page mémorable de son glorieux roman national. Il suffisait certes pour cela d’aller chercher un fragment de quatre notes dans une partition de trois cent pages — mais encore fallait-il y penser. Et le tour est joué : ainsi un vague motif provincial de la fin du XVIIIe siècle sera-t-il dorénavant présenté comme des «variations» sur l’oratorio le plus connu de la langue anglaise, célébrant un sujet religieux qui plus est. C’est ce qu’en narratologie l’on appellerait une retcon. Ou pour employer une métaphore informatique, du reverse engineering fictif. Cependant, c’est un autre mot anglais qu’il convient ici d’employer.
Et ce mot est : bullshit.
Étrange période que celle qui a débuté à l’automne 2017. Dans un contexte d’instabilité politique pour les sociétés réputées prospères, et de relative déréliction des acteurs médiatiques autrefois légitimés, c’est comme en un ultime sursaut que la classe politique et l’industrie culturelle s’émurent soudainement de quelques témoignages (d’abord isolés, mais bientôt torrentiels) de victimes de harcèlement sexuel. Favorisé par l’appétence (irrationnelle) de notre société envers l’information immédiate et non-vérifiée, ce phénomène jeta à bas en quelques instants plusieurs personnages puissants, voire idolâtrés depuis des décennies, soudainement discrédités auprès de l’opinion publique (avant toute procédure judiciaire, du reste hypothétique), mais également auprès du reste de la profession glorieusement offusquée — trop heureuse de pouvoir s’acheter à si bon compte une bonne conscience moralisatrice.
Au-delà du risque (jamais nul) d’accusations infondées ou calomnieuses, de la pertinence discutable pouvant conduire à agréger des faits objectivement inexcusables avec des situations subjectivement déplaisantes mais non répréhensibles, du caractère injuste ayant pu conduire à clouer certains accusés au pilori mais d’autres non, il convient sans doute de s’interroger moins sur les témoignages eux-mêmes (sous condition qu’ils aient été dûment déposés en justice, et étayés dans la mesure du possible) que sur le mouvement en résultant, peut-être moins sous forme de véritable soulèvement social que par effet de mode (un peu comme l’anti-racisme des années 1980 co-opté par la classe politique française), tendant in fine à maintenir le statu quo au prix de quelques déboulonnages symboliques.
Une illustration de cette ambigüité est à trouver dans une émission radiophonique diffusée sur BBC Radio 3 début décembre 2017, puis reprise dans une dépêche de l’agence britannique Associated Press, elle-même diligemment reproduite par le Guardian et l’Independent vite suivis d’une myriade de sites d’information, chacun reprenant à hauts cris le titre de ladite dépêche :
En musique classique, six interprètes sur 10 sont victimes de harcèlement sexuel.
Le chiffre a de quoi frapper : il est rond, élevé, difficile à croire mais facile à répéter.
Il est aussi, et c’est peut-être le principal (mais qui sommes-nous pour en juger), entièrement faux.
Les violences sexuelles et la protection de catégories du corps social réputées sans défense sont deux zones sensibles dans la perception symbolique et idéologique de nos sociétés (il suffit de voir combien la «protection des enfants contre les prédateurs sexuels» permet aux législateurs de faire passer de lois) ; dans ce cadre propice aux réactions irrationnelles (surestimation du risque, curiosité voyeuriste du public, mauvaise conscience ou culpabilisation, sanctification symbolique du statut de victime «survivante» quand bien même les victimes bien réelles sont souvent oubliées derrière l’emballage symbolique), les véritables travaux scientifiques — quand ils existent, ce qui n’est que trop rare — se retrouvent noyés dans le flot de «commentaire à chaud» et de récupération politique ; à l’exposé raisonné de problématiques complexes, l’on préférera immanquablement une poignée de chiffres frappants et le plus souvent fantaisistes, fournissant autant de munitions commodes pour les donneurs d’injonctions moralistes et de matraquage médiatique. Comme le rapportait Mark Twain (se référant à un politicien difficilement identifiable) : There are three kinds of lies: lies, damned lies, and statistics («il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les mensonges condamnables, et les statistiques»).
Un exemple nous en est fourni par le combat mené par le gouvernement des États-Unis en 2014-2015 contre le harcèlement sexuel sur les campus universitaires, s’appuyant sur une unique assertion, non-sourcée, selon laquelle «une femme sur cinq» avait été victime d’agressions sexuelles (chiffre variant parfois entre 1/5 et 1/4, et désignant parfois l’ensemble de la population adulte ou seulement les étudiantes en université). Il est établi que cette statistique ne repose sur rien, quand bien même certains s’emploient à la justifier (tout aussi incorrectement) par des contorsions autour du nombre — nécessairement invérifiable — d’agressions passées sous silence.
Revenons-en aux musicien(ne)s britanniques. Les deux seules sources interrogées par la BBC sont un questionnaire en ligne, proposé par le magazine Arts Professional à son lectorat — sans nous attarder sur la validité scientifique des sondages en ligne (ils n’en ont aucune), notons qu’y ont ici répondu 1580 personnes, dont seulement 861 réponses exploitables (dont 706 femmes), et dont seulement 120&nsbp;musicien(ne)s, sur lesquel(le)s 51% déclarent avoir été victimes de harcèlement sexuel «sous quelque forme» (l’expression n’étant définie à aucun endroit). Même si certains des témoignages sont touchants (et d’autres, purement anecdotiques), on reste loin d’une évaluation statistiquement probante.
Notons qu’à aucun moment cette «étude» ne propose de différence entre les musicien(ne)s «classiques» et les autres ; il faut pour cela nous pencher sur l’autre source invoquée par l’émission en question. Il s’agit d’un autre questionnaire en ligne, provenant cette fois de l’Incorporated Society of Musicians, syndicat de musiciens (globalement plus conservateur que la Musicians Union, l’autre syndicat britannique), dont les résultats ne sont pas encore publiés au moment ou nous écrivons ces lignes — faut-il en conclure que «faire le buzz» est une priorité plus urgente que de rendre public un travail sérieux et concret ? La façon dont cette initiative a été annoncée n’est pas de nature à nous rassurer sur cette question : un mois auparavant, l’ISM avait publié un premier communiqué relativement convenu, s’indignant de l’actualité récente et promeuvant sa propre équipe d’«avocats du travail hautement compétents de sexe féminin» ; cinq jours plus tard un nouveau communiqué réécrit le précédent et le transforme en appel à témoignages. Quoi qu’il en soit, l’ISM s’interroge sur la «discrimination» ou les «comportements inappropriés» (on dépasse donc, à nouveau, le cadre des agressions sexuelles au sens strict), s’adresse donc surtout aux personnes se sentant personnellement concernées par ce sujet précis, et quémande même explicitement des récits allant dans ce sens. Le fait que seulement 250 réponses aient été reçues, que sur ces réponses, seules 60% indiquent avoir été affectées par «une forme ou une autre de discrimination», et qu’enfin sur ces cas de discrimination, le harcèlement sexuel soit représenté (à quelle proportion exacte ? cela n’est pas dit), montre une fois de plus le peu de fiabilité du résultat. Ce qui n’empêchera nullement, gageons-le, quelque responsable politique de s’en saisir lorsque l’opportunité s’y prêtera.
Du reste, l’ISM n’en est pas à son coup d’essai pour ce qui est d’attraper des trains en marche. Rien qu’en 2017, l’organisme a publié en fanfare un «guide pour les professeurs de musique» redéfinissant le trac ressenti par les élèves en trouble d’anxiété ; quelques mois plus tard, à la faveur d’une campagne électorale, il s’est référé dans un «manifeste» à une étude selon laquelle «plus de 60% des musiciens souffrent de problèmes de santé mentale». Encore une «étude» ! Encore «six sur dix» !
Le harcèlement sexuel existe-t-il dans le milieu de la «musique classique» ? À n’en pas douter. Les musiciennes y sont-elles confrontées à des inégalités de traitement ? Fréquemment, certes (mais ce n’est pas la même chose que des agressions ou du harcèlement). De même que dans tous les secteurs professionnels qui, à un moment ou un autre, ont éprouvé le besoin de se pencher sur la question ces dernières années : «les femmes» ne sont pas mieux traitées dans l’informatique, dans l’armée, dans le journalisme, dans les laboratoires (pour ne prendre que quelques gros titres parus récemment). Mais évidemment, le milieu des musicien(ne)s classiques, ces animaux étranges, à la fois prestigieux mais un peu has-been en même temps, à la fois proche et dépaysant, possède son charme propre. Ce qui permet à des journalistes de redécouvrir benoîtement, à peu près chaque année, une (véritable) étude datant de plus de vingt ans, sur les auditions en aveugle dans les orchestres symphoniques.
Quand bien même nous pourrions le souhaiter (ce qui ne serait d’ailleurs guère charitable pour le reste de nos concitoyens), le milieu musical n’est exempt d’aucun vice ni d’aucune avanie. Ni même des chiffres bidons.